Les joyaux égyptiens

l est des villes dont le nom excite l’imagination par la grandeur de leur passé. Il est des villes dont l’évocation inspire le silence. Alexandrie est de celles-là, elle dont les flots jadis engloutirent l’illustre phare, elle dont la terre fut jadis fertilisée des milliers de volumes de la grande bibliothèque, dont les cendres attendent depuis lors de renaître à leur gloire d’antan.

Accoudé au mur d’enceinte du fort Ada, Adolphe Grünberg contemplait les vagues, le regard perdu dans l’immensité d’azur qui s’ouvrait devant lui. La douceur de ce mois de mai 1876 ravivait ses forces. Le chamsin tiède caressa son cou et ses cheveux d’une douce bourrasque. Les embruns avaient balayé son visage au point que sa moustache avait pris le goût du sel, et il lui semblait que sa nuque s’était durcie telle une croûte sous l’effet du sable brûlant porté par la brise.

“Abraham!”

Adolphe sursauta et se retourna. Puis, plissant les yeux, il entreprit de scruter la jetée à la recherche de la voix qui l’avait apostrophé.

Le soleil de trois heures éblouissait de mille étoiles sa vision. Peu à peu, ses yeux s’accoutumèrent à la soudaine clarté et il découvrit une silhouette familière qui s’avançait vers lui. Il replaça son haut de forme et redressa sa redingotte, puis, baissant la tête vers les pavés du port, s’écria à son tour:

“Isaac!”

Et il s’engagea dans l’escalier. Au pied de l’imposante muraille, Isaac Aghion l’attendait, un sourire éclairant son visage. Adolphe lui serra amicalement les mains.

« Je ne te savais pas de retour en Égypte, Abraham! Quelle affaire t’amène ici?

— Tu te rappelles probablement de mon précédent séjour, durant lequel j’avais travaillé pour le compte du gouvernement…

— Effectivement, c’était il y a déjà une quinzaine d’années, si ma mémoire est bonne. Avant le décès de Saïd Pacha dans tous les cas. Je crois me souvenir que tu avais travaillé à extraire des joyaux des armes royales.

— C’est exact, rétorqua Adolphe. Cependant, le gouvernement égyptien n’a jamais complètement daigné honorer ses engagements, et j’attend encore à ce jour le paiement de ma part des ventes. Je suis donc revenu pour régler cette affaire, et j’espère bien obtenir des intérêts sur les douze ans de retard de paiement!

— Je te le souhaite également. Mais j’aimerais que tu me donnes de plus amples nouvelles de toi, de ta famille et de la situation en France, et ce n’est ni le lieu, ni le moment de s’étendre sur ces sujets. »

Isaac marqua une pause, caressant pensivement son menton, puis repris, l’air décidé:

“C’est chabbat demain soir. Pourquoi ne te joindrais-tu pas à nous pour le souper? Je te présenterai un bon ami qui est de passage pour affaires.”

Adolphe accepta l’invitation d’Isaac, sans chercher à dissimuler le plaisir que lui procurait la perspective de cette compagnie inespérée. Après avoir brièvement salué le banquier, il tourna les talons et s’éloigna d’un pas décidé en direction du centre ville.

Lorsque le fiacre déposa Adolphe devant le temple, les rayons du soleil commençaient déjà à faiblir. Dans l’agitation fébrile des rues de la vieille ville, chacun se préparait aux activités de la soirée. Déjà les muezzins montaient aux minarets, et les quelques enseignes encore ouvertes s’empressaient de fermer boutique.

Adolphe évita de justesse le passage d’un tramway hippomobile et, achevant de traverser la rue, contempla la façade de la synagogue Éliyahu Hanavi. À la lueur du soleil couchant, ses pierres blanches avaient pris une teinte de feu qui donnait au vénérable édifice une iridescence orangée.

Suivant la foule, Adolphe franchit les piliers qui flanquaient l’entrée et prit place pour l’office. Dans la lumière tamisée des candélabres, le cantor entonna sa psalmodie et son chant l’éleva mélodieusement entre les colonnades de marbre rose de la nef. Adolphe ferma les yeux et fut transporté à des milliers de kilomètres de là.

Dans sa ville natale de Brody, le repos du chabbat lui avait toujours semblé plus doux qu’ailleurs. Porté par la musique qui l’entourait, il retrouvait la paisible atmosphère du grand schul carré où il s’asseyait chaque fin de semaine avec son frère Arnold et sa sœur Dorothée. Un sentiment de douce insouciance l’envahit.

Paris!

Le mot sonnait comme une promesse merveilleuse, comme l’accomplissement d’un rêve insaisissable. Et pourtant, c’était une réalité, son père l’avait bien annoncé.

Il y avait de quoi être fier! Victor Grünberg, l’émigré qui avait quitté la pauvreté de sa Volhynie natale pour venir s’installer à Brody où il avait épousé une fille de bonne famille et était devenu un joaillier réputé, était sur le point de partir pour Paris. Oh, quelle aventure cela pourrait-il être que de déambuler dans les rues de la grande ville!

Ce n’était pas que Brody était une mauvaise patrie, bien au contraire. Comparé à la simplicité de Mezeritch où Victor avait grandi, Brody faisait figure de capitale. Après tout, elle avait acquis une grande réputation dans le monde juif par le nombre de notables qui y résidaient depuis fort longtemps, et sa situation frontalière y attirait un nombre croissant d’exilés de Russie voisine, fuyant les pogroms de plus en plus nombreux depuis que l’impératrice Catherine avait mis en place la zone de résidence. Ce n’était pas pour rien que l’Empereur Joseph II avait surnommé Brody la Jérusalem autrichienne!

“Abel, tu rêvasses encore, fais un peu de place à ta sœur!”

Adolphe se décala légèrement sur le banc afin que Dorothée puisse s’asseoir à son côté. Bobe Sarah les accompagnait toujours à l’office du vendredi soir. Elle aimait passer du temps avec ses petits enfants depuis le décès de Zeyde Schachne. Qu’allait-elle devenir si la famille déménageait à Paris? L’oncle Naphtali prendrait probablement soin d’elle.

Paris… Du haut de ses vingt ans, Adolphe s’imaginait déjà la gloire et les honneurs que leur vaudrait une réussite en France, dans cette patrie de liberté et de prospérité…

Un silence soudain tira Adolphe de sa torpeur. Il ouvrit péniblement les yeux. L’office était terminé, et chacun se dirigeait vers la sortie, en hâte de savourer le repas tant attendu. Dehors, le crépuscule avait déjà envahi le ciel, et les allumeurs de réverbères s’affairaient à leur tâche au faîte de leurs échelles.

“Abraham, as-tu déjà rencontré Jacob?”

Dans la pénombre, Adolphe n’avait pas vu Isaac s’approcher et lui poser la main sur l’épaule. Se retournant, il aperçu l’homme qui accompagnait le banquier et répondit:

« Jacob Léon, n’est-ce pas? J’ai entendu parler de vous. Il me semble avoir ouï dire que l’un de vos fils vit à Paris.

— En réalité, plusieurs de mes neuf enfants sont maintenant en France. Ijo de ken sos tu?

— Adolphe Grünberg habite également à Paris, le coupa Isaac. Il est joaillier, comme son père Avigdor, qui est passé plusieurs fois par ici il y a une trentaine d’années lors de ses voyages en Inde, où il faisait le commerce des perles.

— À l’époque où il fallait encore débarquer pour accéder à la Mer Rouge à dos de dromadaire, reprit Adolphe. Le canal a bien changé la donne!

— C’est grâce à la politique de Saïd Pacha! s’exclama Isaac.

— Ne m’en parle pas! Tu sais que ce sont justement des affaires liées au vice-roi qui m’ont à nouveau amené en Égypte. »

Se tournant vers les deux hommes, Isaac esquissa un geste d’invitation:

— Ma villa n’est qu’à une centaine de mètres. Allons-y à pied, nous profiterons ainsi de la douceur de cette soirée. »

Au cœur du quartier historique d’Alexandrie, la rue Porte Rosette étirait sa longue perspective. Ça et là, des enseignes dépassant de l’alignement des façades défiaient la symétrie de l’artère. Les lumières aux fenêtres des villas carrées qui la ponctuaient de leurs ombres témoignaient de l’activité de ses habitants.

“Parle-nous de tes enfants, Abraham.”

Attablés en compagnie de la famille Aghion dans la grande salle à manger de la villa, les trois hommes partageaient les formalités d’usage qui scellent les prémices d’une amitié naissante et renforcent les liens endormis par l’absence.

« Élisabeth et moi avons six enfants. L’aînée, Émilie, va avoir neuf ans et Jacques vient d’avoir un an.

— Une bien belle famille, s’exclama Isaac. Nous avons également six enfants. Les aînés sont maintenant mariés, et nous avons encore avec nous Eugénie, Jacques et Corinne. »

Il étendit le bras pour présenter ses enfants assis autour de la table. Les joues d’Eugénie s’empourprèrent légérement à la mention de son prénom. Jacques ne broncha pas, et la petite Corinne semblait concentrer toute son attention sur la tenue correcte de ses couverts. Jacob prit la parole:

« Ma visite n’est pas étrangère à l’avenir de nos enfants. Isaac et moi avons le projet d’unir nos familles. Mon deuxième fils, Meïr, arrive en âge de se marier, et nous sommes tombés d’accord qu’Eugénie constituerait un très bon parti pour lui. Si tout va bien, nous pourrions organiser leur union dans quelques années.

— Cela paraît être un parti raisonnable, commenta Adolphe. Vos familles semblent faites pour s’accorder. »

Le souper se poursuivit dans les formalités les plus aimables. À la fin du repas, Semha Aghion prit congé pour accompagner les enfants à leurs chambres. À la lumière vacillante des bougies, les hommes avaient pris place au salon, dont les grilles des fenêtres laissaient entrer un doux zéphyr.

« Et quelle est donc cette affaire qui fait resurgir le spectre de Saïd Pacha, Adolphe? s’enquérit Isaac.

— Il s’agit du paiement de mes honoraires lors de la vente de joyaux de la couronne. Lors de mon précédent séjour en Égypte, j’ai travaillé à démonter des pierres dont étaient serties des armes royales ainsi que des pièces de joaillerie.

— Huit années, leur quantité devait être remarquable!

— En réalité je n’ai travaillé sur cette commande qu’à partir de 1861. Cependant, il m’a tout de même fallu pas moins de trente ouvriers pendant un mois pour venir à bout des centaines de sabres, fusils, baïonnettes et autres lances. Sans parler des uniformes, ceinturons et casques. J’ai donc présenté une facture de près de 200.000 francs, comprenant les frais matériels engagés, le droits à l’estimation des pierres précieuses, une commission sur la vente, ainsi que le paiement de mes prestations de services. Le gouvernement a refusé de payer la somme.

— Qu’as-tu fait alors?

— Le consul autrichien, dont je dépendais à l’époque, m’a assisté dans ma démarche, mais le gouvernement a renvoyé la faute sur Saïd Pacha, qui avait supervisé les travaux. Le vice-roi, quant a lui, a considéré qu’il n’avait agi qu’en ses intérêts personnels, ayant lui-même aquis une partie des joyaux lors de la vente…

— Quand a lieu la prochaine audience?

— Demain, le 6 mai.

— Un jour de chabbat, fit remarquer Isaac. Il est surprenant d’ignorer à ce point nos usages… »

“Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir rappeler à la cour votre version des faits, M. Grünberg?”

La salle d’audience était loin d’être pleine, mais la chaleur ambiante rendait l’atmosphère pesante. Adolphe sortit son mouchoir de sa poche et s’épongea la nuque avant de répondre:

« Bien entendu. En 1861, six ans après mon arrivée en Égypte, le vice-roi, son Altesse Saïd Pacha, m’a demandé de bien vouloir effectuer l’extraction, l’expertise et la vente aux enchères d’un nombre important d’objets dont il avait la responsabilité. J’ai fait rassembler une équipe de trente hommes, qui m’ont assisté au démontage des pièces confiées. Après expertise et estimations, deux ventes ont été organisées dans les palais royaux. Par la suite, j’ai fait parvenir au ministre des finances la facture de mes services. Cette facture m’a été retournée avec refus de paiement.

— Quel est le montant de cette facture?

— 196 430 francs. Cela couvre mes honoraires d’expertise, le matériel et les prestations de démontage, la commission sur les ventes, ainsi qu’un intérêt de 12 pourcent l’an, capitalisé d’année en année à partir du 19 août 1863, date à laquelle le paiement était dû. Je demande en outre que les frais soient pris en charge. Étant donnée la longueur de la période qu’il m’a fallu attendre pour obtenir gain de cause, vous comprendrez aisément que je demande ce paiement par jugement exécutoire par provision, nonobstant opposition ou appel, et sans caution.

— Merci, M. Grünberg. La parole est à la défense, représentée par son Excellence Hassan Rassim Pacha, gouverneur d’Alexandrie. Pour quelle raison le gouvernement refuse-t-il le paiement de cette note?

— C’est un fait avéré que M. Grünberg a effectué les travaux qu’il vient lui-même de décrire devant cette cour. Cependant, aucun contrat n’a pu être produit de sa part permettant de prouver la nature de l’ordre donné par son Altesse Saïd Pacha. En outre, le vice-roi a lui-même acheté une partie du stock de joaillerie mis en vente par M. Grünberg. Il est donc évident que ce contrat a été conclut par le vice-roi en son nom propre, et que le gouvernement n’est en aucun cas engagé dans cette affaire, et n’a aucune obligation de régler cette facture. Comme de bien entendu, le prince étant décédé depuis 1863, nous encourageons M. Grünberg à faire valoir ses droits auprès de sa descendance. »

Sans lever la tête de la pile de documents accumulés devant lui, le juge reprit d’un ton monotone:

« Qu’avez-vous à répondre à cela, M. Grünberg?

— Il est exact qu’aucun contrat écrit n’a été établi dans le cadre de cette prestation. Cependant, je peux aisément démontrer que c’est en qualité de vice-roi que son Altesse Saïd Pacha a commandité ces travaux, et non en son nom propre.

— Par quel moyen proposez-vous de le démontrer?

— En premier lieu, je n’ai été en rapport qu’avec des fonctionnaires de l’État dans le cadre de ce travail. Aucun employé de la Daïra privée du prince n’a été impliqué. Ce sont par ailleurs ces mêmes fonctionnaires qui ont eu la charge du contrôle direct des opérations jusqu’à la livraison. Les objets destinés à la vente m’ont été remis par M. Anahtar Agassi, qui était à l’époque trésorier de l’État. De plus, une lettre de son Excellence le ministre des Affaires Étrangères Zulficar Pacha et datée du 26 Cha’ban 1278, démontre que les objets consignés étaient sous la responsabilité du Ministère des Finances. Enfin, les ventes elles-mêmes ont été organisées dans des palais du gouvernement, sous la présidence respective de ses excellences Mouktar Bey et Kourchoud Pacha. J’ai produit à fin de preuve les originaux de soixante-cinq ordres de livraison portant le visa de ces fonctionnaires.

— Ces documents n’ont effectivement pas été contredits. Continuez, M. Grünberg.

— Il y a lieu de noter qu’à la suite des ventes, le produit des enchères a été versé à la caisse du Ministère des finances, comme stipulé par les ordres de livraison cités précédemment.

— M. Grünberg, avez-vous une preuve que les objets sus-cités appartenaient au gouvernement et non à son Altesse Saïd Pacha?

— La nature des objets, qui sont tous listés précisément dans le journal des travaux de démontage versés au dossier, devrait vous convaincre aisément qu’ils appartenaient au gouvernement. Jugez-en plutôt. »

Adolphe se saisit du verre posé sur la table devant lui et le vida lentement. Il prit ensuite une longue liste et entreprit de la lire:

« Deux mille cinq cent soixante-quinze gibernes en argent, sept cent quarante-huit sabres en argent, trois cent trente-quatre fusils, trois cent trente-quatre baïonnettes, dix-huit carabines, soixante-dix bâtons de cavas en argent, quatre-vingt-dix-neuf lances et perches à drapeaux, quatre-vingt-trois casques en argent, cent cinquante-et-une brides complètes en argent, huit cent quatre-vingt-seize brides incomplètes en argent, deux cent vingt-sept ceinturons de sabre en argent, cinq cent quatre-vingt-trois Nichans en or ou en argent…

— Cela sera suffisant, M. Grünberg, l’interrompit le juge. M. le gouverneur, avez-vous une objection à formuler?

Hassan Pacha avait patiemment écouté la tirade d’Adolphe. Redressant d’un geste discret le fez qui ornait son crâne, il se tourna vers Adolphe:

— M. Grünberg, n’y avait-il pas également des bijoux versés à la vente, et qui ne peuvent pas faire l’objet de la même présomption?

— C’est exact. Cependant, tous les objets ont été traités de la même manière, et sous la même supervision des employés de l’État, sans distinction de nature des pièces.

— Merci M. Grünberg, repris le juge. Ce sera tout pour aujourd’hui. La séance est levée.

Le coffre fort

’aussi loin qu’il puisse se souvenir, Léon n’avait jamais beaucoup vu son père. Ce n’était pas que Tate cherchait à éviter ses enfants, mais il semblait toujours occupé à des affaires bien plus graves que de celles de ses petites têtes blondes.

Bien sûr, il y avait des moments en famille. On se retrouvait dans la maison de Chatou avec l’oncle Louis, la tante Nelly et leurs enfants. Ils avaient une maison dans le même quartier, et la compagnie de son frère était toujours un moment de joie pour Mame.

Ces derniers temps cependant, Tate avait dû beaucoup s’absenter. Mame avait expliqué qu’il était parti en Égypte résoudre une affaire, et qu’il reviendrait bientôt. Bientôt, cela fait combien de temps pour un enfant de six ans?

Alors il avait patienté. Depuis qu’ils avaient quitté la rue Royale pour s’installer avenue du Bois de Boulogne, la vie était plus calme. Pour autant, les activités de manquaient pas à la maison.

“Les enfants, votre précepteur est là. Allez le saluer!”

Un par un, les enfants sortirent de leur chambre à la rencontre du maître. Émilie s’avançait dignement, suivie de Paul et Frédéric. Léon emboîta le pas, laissant derrière lui Charlotte et le petit Jacques à la nurserie. Après avoir salué le précepteur, les enfants s’installèrent à leur table pour la leçon.

« Qu’allons-nous étudier aujourd’hui, Monsieur? demanda Émilie.

— Commençons par vos leçons d’allemand. Il est important pour vous de maîtriser cette langue.

— C’est ce que répète toujours Mame, fit remarquer Paul.

— Et elle a raison. Les empires allemand et autrichien sont de grandes puissances, et il ne faut pas négliger les opportunités que la maîtrise de cette langue pourront un jour vous offrir.

— Puisqu’il le faut… » soupira Léon en ouvrant nonchallamment l’encrier qui était inséré dans son pupitre.

Et après avoir trempé sa plume, il entreprit de recopier un tableau de déclinaisons que le précepteur avait placé devant lui.

« Quand notre père sera-t-il de retour à Paris? » s’enquit Frédéric.

Le jeune homme releva les yeux du livre dans lequel il avait plongé sa concentration et répondit:

“Dans une semaine environ. D’ici là, faites de votre mieux pour travailler durement et vous montrer dignes de son estime.”

Les plus longues attentes forgent les plus grandes retrouvailles. C’est du moins ce que Léon espérait lorsqu’Adolphe revînt enfin de son voyage.

Il ne s’était écoulé qu’un mois environ, mais il avait paru éternel à ses yeux. Maintenant que le retour de son père était imminent, le jeune garçon se prenait à imaginer la façon dont il les saluerait, et il lui tardait de pouvoir enfin narrer à Tate les détails de la vie parisienne durant son absence.

Les enfants avaient passé tout le jour à la fenêtre de leur chambre à guetter le passage des fiacres. Depuis la maison, on pouvait observer au bout de la rue la circulation sur l’avenue du Bois de Boulogne. Chaque claquement de sabot sur les pavés était une promesse de l’arrivée tant attendue, et faisait frémir leurs cœurs d’un tressaillement d’excitation.

« Penses-tu que Tate nous rapporte des cadeaux? » demanda Léon à son frère.

Frédéric réfléchit un instant et répondit:

« Peut-être. J’aimerais qu’il me rapporte un vrai sabre! Ou une lampe magique, comme celle d’Aladdin!

— Cela n’existe même pas! lança Émilie en haussant les épaules. Moi, j’aimerais un tapis persan brodé de fils d’or! »

Charlotte, qui avait écouté avec intérêt la conversation, se leva et, agitant ses bras par de grands gestes, s’écria:

« Je voudrais un chameau, comme ceux du zoo!

— On ne pourrait pas le garder dans la maison! se moqua Léon.

— Il paraît qu’on a mangé les animaux du zoo pendant la guerre… fit remarquer Paul, pensif.

— Comment le saurais-tu? lui rétorqua Émilie. Nous étions à Munich pendant la guerre, et tu étais trop petit pour qu’on t’ai raconté ça…

— C’est l’oncle Léopold qui l’a dit!

— L’oncle Léopold raconte beaucoup d’histoires, il ne faut pas croire tout ce qu’il dit! »

Alors que la tension montait entre les enfants, un cri se fit entendre dans la cour. Tous coururent coller leur visage à la vitre pour observer la calèche qui s’y était arrêtée. Lentement, la porte s’ouvrit et, tandis que le cocher descendait une à une les malles du toit de la voiture, un homme à l’allure élégante en descendit. Sa silouhette ne laissa aucun doute aux enfants, qui s’écrièrent d’une seule voix:

« Tate! »

Et ils accoururent vers la porte de leur chambre, avec la ferme intention d’aller à la rencontre de leur père.

À peine avaient-ils mis le pied dans le couloir qu’ils furent arrêtés dans leur élan. Bobe Mirel se tenait en haut de l’escalier, les mains posées sur les plis de sa robe. Tournant la tête vers les enfants, elle leur indiqua d’un signe de la tête de rentrer dans leur chambre.

« Votre père est fatigué de son voyage. Il vous faudra attendre pour le saluer. »

D’un pas traînant, les enfants tournèrent les talons et rentrèrent tristement dans leurs quartiers. Chacun s’assit sur son lit en soupirant, et en rêvant aux présents que Tate avait bien pu leur rapporter.

“Mimi, tu dors?”

La voix fluette de Charlotte résonnait dans la chambre silencieuse. À la lueur vacillante de la chandelle posée sur le manteau de la cheminée, on apercevait avec peine les visages des enfants dépassant de leurs draps.

“Il faut dormir maintenant, répondit Émilie, sinon Bobe va revenir nous gronder.”

Le petit Jacques était endormi paisiblement dans son berceau, mais les aînés avaient bien du mal à fermer l’œil, et les échos lointains des voix qui leur parvenaient par la cage du grand escalier attisaient encore plus leur curiosité.

« Crois-tu que Tate a pu résoudre son problème en Égypte? interrogea Paul.

— Je ne sais pas, reprit la jeune fille. Il avait l’air soucieux pendant le souper.

— Peut-être qu’ils ne veulent pas le payer…

— Après le repas, il est allé dans sa chambre ranger des papiers et a vérifié son coffre. Ensuite, il est monté dans sa chambre et n’est pas redescendu.

— Il vérifie toujours son coffre le soir, fit remarquer Léon.

— Il y a peut-être un trésor dedans, chuchotta Charlotte.

— Ou le plan d’un trésor! lâcha Frédéric avec excitation.

— Bien sûr que non, répliqua Émilie. Il cache ses pierres précieuses dans le coffre du bureau, pour que personne ne puisse les prendre!

— Mais qui pourrait bien les voler dans notre maison? demanda Léon. »

Sa question resta sans réponse. La fatigue avait eu raison de Paul, et les yeux de Charlotte s’étaient fermés sur des rêves d’îles au trésor et de pirates. Émilie soupira et conclut la conversation:

“Bonne nuit, Léon!”

“Bobbele, Bobbele!”

La petite Charlotte courait vers sa grand-mère. Ses boucles blondes s’envolant à l’arrière de sa robe à carreaux reflétaient la lumière du soleil filtrant à travers les grandes vitres de la véranda.

« Qu’y a-t-il mon enfant? la questionna Mirel.

— Bobe, est-ce qu’il y a un trésor dans le coffre de Tate? »

La femme se redressa légèrement sur sa chaise, posa la tasse de thé qu’elle tenait à la main sur la table de jardin, et esquissa un sourire en direction de la fillette.

« Eh bien, il y a son trésor. Ses pierres précieuses.

— Mais pourquoi le vérifie-t-il chaque soir?

— Ah ça! Cela remonte à une vingtaine d’années, avant que vos parents ne se connaissent. »

La tête ronde de Paul apparut dans l’embrasure de la porte. Intrigué par la remarque de Mirel, les quatre aînés furent bientôt dehors et entourèrent leur grand-mère, qui avait pris Charlotte sur ses genoux.

« Raconte-nous, Bobe! s’exclama Léon.

— Oui, oui, raconte-nous! reprirent en chœur les petites voix. »

Mirel s’éclaircit la voix et commença à raconter:

« C’était peu après le décès de votre Zeyde Victor.

— Le Tate de Tate? demanda Charlotte.

— Oui. La tante Dorothée et l’oncle Moritz sont partis vivre à Vienne, et je suis restée habiter avec votre père et l’oncle Arnold, qui était encore trop jeune pour vivre seul.

— Est-ce que Tate était trop jeune pour vivre seul aussi?

— Non, votre père avait déjà une trentaine d’années, mais il restait s’occuper d’Arnold et moi.

— Et que s’est-il passé ensuite? Est-ce que Tate a trouvé un trésor?

— Nous avions besoin d’un cocher et avons embauché un domestique pour cette tâche. »

Mirel fit une courte pause, se remémorant ces événements enfouis dans sa mémoire.

« Burtaux… Nicolas Burtaux! C’était le nom de ce domestique. Oh, sa réputation n’était pas très bonne! Il avait été moine pendant quelques années, puis avait quitté les ordres et passait de maison en maison, tant sa conduite était irrégulière. J’ai pourtant décidé de lui donner sa chance à notre service. Il ne fallut pas plus de dix jours à cet homme pour commencer à causer du tort.

— Qu’a-t-il fait? demanda Frédéric, la bouche béante.

— Votre père s’aperçut rapidement qu’il lui manquait des diamants.

— De beaux diamants qui brillent? reprit la voix de Charlotte.

— Plusieurs types de pierres. Certains diamants étaient des pierres brutes, d’autres étaient taillées. Je me souviens qu’il manquait des pierres montées en bijoux, en forme de papillons et de petits oiseaux.

— Oh! s’écria Émilie.

— Comment ces diamants avaient-ils pu être volés si ils étaient dans la coffre de Tate? s’étonna Léon.

— La plupart des pierres étaient dans le coffre, mais votre père en laissait parfois sur son bureau lorsqu’il en sortait pour les montrer à des acheteurs. »

Les enfants étaient suspendus aux lèvres de leur grand-mère. Léon avait laissé quelques instants son regard divaguer dans la pièce. Il fixa les yeux sur le buste en marbre blanc du vice-roi d’Égypte qui trônait au milieu de la véranda. Le visage impérieux de Saïd Pacha, noyé dans sa barbe fournie, semblait le toiser du haut de son piédestal d’un regard froid et inquisiteur, comme pour l’accuser de sa présomption. Léon frissona, et, se retournant, brisa brusquement le silence:

« C’est Burtaux qui avait volé les diamants!

— C’est ce qu’on a pensé, car ils n’avaient pas pu disparaître depuis bien longtemps, et que le domestique couchait dans une pièce voisine du bureau.

— Qu’avez-vous fait alors? questionna Émilie.

— Nous ne pouvions pas savoir avec certitude si Burtaux était bien l’auteur des vols. Nous avons donc simplement déménagé son lit en dehors de l’appartement.

— Comme ça il ne pouvait plus voler pendant la nuit! s’emporta Léon.

— Mais quelques temps plus tard, un autre incident vînt confirmer nos soupçons. Un soir, j’avais posé dans mon armoire un billet de cent francs et des pièces de monnaie. Le matin, pendant que j’allais déjeuner à la salle à manger, Arnold s’habillait dans ma chambre et a ouvert l’armoire pour y prendre ses chaussettes. Bien entendu, il a vu le billet et les pièces que j’y avais déposés. Qu’auriez-vous fait à sa place?

— Eh bien, j’aurais refermé l’armoire comme il se doit, répondit Émilie.

— Oui, on ne doit pas prendre l’argent des autres! insista Frédéric.

— Arnold a oublié de fermer l’armoire et est passé se laver au cabinet de toilette, qui était de l’autre côté du salon. »

Charlotte écarquilla grand ses yeux bleus et porta la main à sa bouche, visiblement choquée.

« Arrivé au salon, Arnold a vu Burtaux qui entrait dans l’appartement. Il portait une échelle pour nettoyer les carreaux, ou peut-être poser des rideaux, je ne suis plus très sûre. Il est entré dans ma chambre, en expliquant à Arnold qu’il venait y chercher un torchon dont il avait besoin. Quand Arnold est revenu de sa toilette, Burtaux était ressorti.

— Et l’argent?

— Après avoir fini de déjeuner, je suis retournée dans ma chambre à coucher. Le billet de cent francs avait disparu, ainsi qu’une pièce de cinq francs. J’ai tout de suite pensé qu’Arnold avait pu être tenté de les prendre, mais il m’a assuré du contraire. Pendant que je cherchais le billet dans la chambre, Burtaux entrait et sortait sous diverses prétextes. Puis il a quitté l’appartement pendant un moment.

— Est-ce que les gendarmes sont venus? demanda Léon.

— Non. Nous étions presque certains que Burtaux était l’auteur du vol, mais nous avons préféré le renvoyer simplement.

— Et il est parti?

— Malheureusement non. Il s’est comporté d’une façon si insolente que votre père a fini par aller porter plainte au commissariat de police.

— A-t-on retrouvé les diamants et le billet? »

Mirel s’apprêtait à répondre à Léon, quand le carillon de la porte sonna.

“Dépêchez-vous de finir de vous préparer, le professeur de musique est là!”